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FOB Interview : Marc Chassillan

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Ingénieur militaire de formation, Marc Chassillan est l’un des rares spécialistes techniques du blindé en France. Après un peu plus de 25 ans passés au sein de GIAT puis de Nexter, Marc Chassillan est aujourd’hui consultant indépendant spécialisé dans les questions de défense. Il a signé plusieurs hors-séries du mensuel Raids entièrement consacrés aux blindés et il publie aujourd’hui le premier volume d’une « Encyclopédie des chars de combat modernes » chez ce même éditeur, Histoire & Collections. Marc Chassillan évoque pour FOB ses doutes et ses convictions sur l’avenir des engins blindés et sur le futur d’une industrie des chars en Europe.

 

On vous perçoit souvent comme un apôtre de la chenille et un pourfendeur des blindés à roues. Est-ce juste ?

Non, j’essaie simplement d’introduire du discernement dans les choix techniques des véhicules blindés et je ne suis le défenseur ni de la roue ni de la chenille, mais simplement de la solution adaptée. Ce qui ne m’empêche pas de penser que l’on a trop souvent choisit la roue pour de mauvaises raisons. Il y a eu dans l’armée française un rejet dogmatique de la chenille à certains moments, ce qui a pu conduire à des choix catastrophiques. Je citerai par exemple le SPRAT, véhicule poseur de pont d’assaut à roues censé suivre le Leclerc en tout terrain. Avec en plus un développement étalé sur 23 ans pour seulement dix exemplaires commandés… Je vois en revanche avec un certain soulagement l’arrivée des VHM (Véhicules Haute Mobilité) dans l’armée de Terre. Ces véhicules sont essentiels pour donner à notre infanterie de réelles capacités de manœuvre dans les terrains les plus difficiles.

 

Inversement, regrettez vous le choix de la chenille pour certains véhicules ?

Oui, et je citerai l’exemple du LRM (Lance roquettes multiples). L’avoir mis sur chenilles est à mon sens une aberration. Les Russes (et les Soviétiques hier), spécialistes incontestés du lance-roquettes et inventeurs du niveau opératif, ont toujours mis les leurs sur roues et ce malgré la « raspoutitsa » et l’état déplorable de leurs routes. La mobilité opérative était essentielle à leurs yeux.

 

Dans un numéro récent de Raids, vous revenez longuement sur l’idée de « Blindé employable ». C’est un thème qui vous tient à cœur…

L’idée du « blindé employable » est le résultat d’une réflexion que je mène depuis plusieurs années sur la nature du char de combat et son emploi. Je note avec bonheur que le général Vincent Desportes partage cette idée qu’il a d’ailleurs développée dans une récente intervention au conseil scientifique de la Défense sur l’avenir du char lourd. Le général Desportes parle de « char utile ». Il le décrit de manière opérationnelle et moi de manière technique, mais nous parlons bien du même engin…

 

Pourquoi cette idée de « char employable » ?

Le traumatisme du MCO (Maintien en Condition Opérationnelle) du Leclerc a été un catalyseur très fort pour moi. Le char Leclerc est aujourd’hui pratiquement un engin de « non emploi » car son coût d’utilisation est trop élevé. L’armée de Terre ne le sort de ses garages que pour appuyer une gesticulation politique : le Leclerc est un marqueur politique dont le coût restreint l’emploi.

 

Qu’apporterait l’utilisation d’un « char employable » ?

Nous n’avons pas encore trouvé mieux que le char de combat. Il y aura toujours ce besoin de porter le feu chez l’ennemi tout en se protégeant. Depuis les croquis de Léonard de Vinci jusqu’au Leclerc en passant par les éléphants d’Hannibal, on en reste à cette conception d’un système auto-mobile, porteur d’un armement et doté d’une peau épaisse. L’idée du « char employable » est donc de préserver dans un nouvel engin les fonctions les plus utiles et de faire une croix, dans le cadre d’un « sacrifice raisonnable », sur les fonctions qui le sont moins. En schématisant, on garderait tous les attributs essentiels du char, sauf la réticence que l’on a à l’employer.

 

La robotisation pourrait elle être une voie d’avenir pour les chars ? 

Je ne le crois pas. Pour tout dire, je ne vois pas pour le char de combat une fin de l’histoire comme il pourrait y en avoir une pour les avions pilotés. La raison en est que le terrestre est le domaine du contact avec les populations. La présence du combattant au sol à une dimension éminemment politique. On perd cette dimension si on retire l’équipage de l’engin de combat terrestre. Ceci ne veut pas dire que la capacité de téléopérer un char classique ne présente pas d’intérêt. Cette capacité pour un engin habité d’être robotisé supprimerait de fait le besoin pour de « vrais » robots de combat utilisés seulement une fraction du temps. Je rappelle au passage qu’un robot requiert quand même un équipage, même s’il est déporté…

 

On dit parfois que le successeur du Rafale sera le Rafale parce qu’il serait trop coûteux de développer un nouvel avion de combat. Le successeur du Leclerc sera-t-il un Leclerc ?

Le programme officiel de l’armée de Terre pour les années à venir s’appelle Scorpion. Et dans Scorpion il est évoqué la modernisation du Leclerc et le futur EBRC (Engin Blindé Reconnaissance Combat)  qui sera le successeur des AMX 10RC et des Sagaie. Je me demande si le « char employable » ne pourrait pas être la fusion des deux, ou plus exactement si il y a un bout de char employable dans l’EBRC, il y en a aussi un dans la version modernisée du Leclerc. Avec un remplaçant du Leclerc qui ne serait pas un « super Leclerc », mais au contraire un « sous Leclerc » : moins, lourd, moins cher à l’emploi. Ce ne serait plus un engin optimisé pour tuer des chars : il s’agirait avant tout d’une plateforme de recueil de renseignement et de contrôle du milieu, dotée d’un armement varié. Sa protection 3D serait plus légère que sur les chars actuels, mais mieux répartie.  Un char entre 30 et 35 tonnes pourrait répondre à ce cahier des charges tout en étant fabriqué en assez grand nombre. Car à un moment donné, il faut du nombre pour contrôler une zone. Une armée d’échantillons a vite fait de montrer ses limites et le char le plus sophistiqué du monde n’aura jamais le don d’ubiquité…

 

Avec des chars de combat dépassant 60 tonnes sur la balance, arrive-t-on à une impasse ?

Oui, je le pense. On pourrait faire un char de cent tonnes brillantissime d’un point de vue technique. Mais pour en faire quoi ? On ne saurait pas l’employer… La course à la masse nous conduit dans un cul de sac.

 

Vous être pourtant très admiratif du Merkava IV qui dépasse 65 tonnes…

Le Merkava IV est un point aberrant sur la courbe qui s’explique par la posture géographique et géostratégique d’Israël. 90% de la richesse du pays est concentrée dans un espace grand comme un département français. Les israéliens font la guerre à 500m de leurs casernes, ce qui explique qu’ils cultivent la notion du char très lourd, difficile à tuer. Mais c’est un monde à part et il ne sert à rien de se focaliser dessus, même si les mérites techniques et les capacités opérationnelles du Merkava IV sont immenses.

 

Des leçons valables pour l’Europe peuvent-elles pourtant être tirées de l’expérience israélienne?

Oui, il y en a et je prends comme exemple l’idée de VTT (Véhicule Transport de Troupe) lourd et des engins blindés du génie utilisés en accompagnement dans les opérations urbaines. Ces opérations en zone urbaine vont concerner toutes les armées du monde et le trinôme mis en place par les Israéliens, char de combat, VTT lourd et engins du génie représente à mon sens un trio remarquable.

 

Si l’on évoque maintenant l’industrie des chars, quels sont les pays aujourd’hui en pointe ?

Outre Israël dont on vient de parler, et qui développe la quasi totalité des composants critiques de ses chars à l’exception du GMP (Groupe Moto Propulseur), je pense que la Turquie, la Corée du Sud, la Chine, l’Inde et le Japon sont aujourd’hui les plus actifs dans la recherche de nouvelles capacités. Il y a dans tous ces pays l’ambition clairement affirmée de maintenir ou de développer un savoir-faire en la matière, quoi qu’il en coûte…

 

Et les Américains ?

General Dynamics entretient son savoir-faire grâce à des programmes réguliers de modernisation des M-1. Si un jour les Etats-Unis voulaient créer un nouveau char de combat, ils sauraient trouver les ressources : ils ont la puissance financière et l’assise industrielle qui leur permettraient de reconstituer les équipes et le cas échéant d’acheter les compétences qui viendraient à leur manquer. Pour les GMP, ils s’en remettent à MTU sous un faux nez américain. Mais pour tout le reste, ils sont très à l’aise. Je ne suis pas inquiet pour eux…

 

Et quant à l’Europe, va-t-elle garder son savoir-faire ?

Je ne vois plus que trois bureaux d’études en Europe capables d’étudier un char. KMW et Rheinmettall en Allemagne, Nexter en France et peut-être Oto Melara en Italie. Mais attention : le savoir-faire d’un bureau d’études ne peut se maintenir que s’il est transmis à l’occasion d’un nouveau programme. Les concepteurs du Leclerc auront-ils la possibilité de passer le relai avant de prendre leur retraite ? Rien de moins sûr… En revanche, le programme de VCI lourd « Puma » garantit à nos voisins allemands un maintien des savoir-faire spécifiques.

 

Les programmes EBRC ou VBMR pourraient ils servir à cette transmission du savoir ?

Partiellement pour l’EBRC, parce qu’il y a un véritable système d’arme intégré dans une tourelle sophistiquée. Mais si le chassis est à roues, aucune expertise ne sera évidemment maintenue dans le domaine des trains de roulement chenillés. Concernant le VBMR (Véhicule Blindé Multi Rôle), la réponse est « non » et pour une raison très simple : pour faire un VBMR, on peut tirer partie de l’expérience acquise dans le monde du poids-lourd et des engins civils spéciaux. Il y a une industrie mécanique capable de fournir des moteurs, boite de vitesse, suspensions etc. Un char de combat, c’est une toute autre histoire, car il n’y a aucune dualité avec le monde civil. Tout est surdimensionné et tous les composants mécaniques lourds cités précédemment sont très spécifiques. Maintenir une base industrielle sachant répondre à ces besoins exige de très gros investissements que les gouvernements n’ont plus nécessairement envie d’assumer… Une industrie du char de combat, c’est avant tout une industrie de ses composants spécifiques.

Encyclopédie des chars de combat moderne

Tome 1

Editions Histoire et Collections

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