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CaMo: derrière l’équipement, la construction d’un modèle d’interopérabilité

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L’exercice franco-belge Celtic Uprise se concluait aujourd’hui par une démonstration conjointe des deux SGTIA impliqués. Sur le terrain de Marche-en-Famenne, aucun système Scorpion mais un embryon solide d’interopérabilité développé par les partenaires français et belge. La preuve par l’action de la pertinence du programme CaMo, dont l’ambition – faut-il encore le rappeler ?- déborde largement le seul cadre des équipements. De l’entraînement à la doctrine en passant par le recrutement, le commandant de la Composante Terre (LCC), le général Marc Thys, est revenu pour FOB sur les autres enjeux fondamentaux de ce partenariat inédit.

Le général Marc Thys, actuel commandant de la Composante Terre belge
Le général Marc Thys, actuel commandant de la Composante Terre belge

FOB: En cette période d’incertitude gouvernementale, la bonne conduite du programme CaMo a certainement besoin d’un engagement fort de la part de la classe politique belge ?

LCC: Concernant CaMo, j’ai très peu d’inquiétudes. C’est en cours, nous avons entamé le travail avec les insérés belges en France et il y aura bientôt un inséré français sur le sol belge. Cela, c’est pour les capacités Griffon et Jaguar. Naturellement, le programme CaMo est beaucoup plus large. Il y a donc un certain nombre de sous-capacités prévues dans la Vision stratégique qui devront se concrétiser durant la prochaine législature. Il y a également un complément nécessaire pour des éléments qui, eux, n’étaient pas envisagés dans la Vision stratégique mais qu’il faudra ajouter en raison du changement du climat sécuritaire. Cela résulte aussi bien de requêtes de l’OTAN que de l’Union européenne. Nous y travaillons, et ce qu’il est aujourd’hui important de signaler, c’est que toutes les capacités envisagées ont deux volets, l’un pour l’investissement, donc les matériels, et l’autre pour le fonctionnement de ces équipements. Ce sera le second défi capacitaire pour les années à venir. Nous devons par exemple commencer à construire des infrastructures pour pouvoir recevoir les véhicules Griffon et Jaguar. Ce n’est plus simplement un garage, ces véhicules doivent être ‘connectés’, reçoivent leur propre simulateur et nécessitent donc des moyens très spécifiques. Il y aura aussi des investissements à consentir du point de vue de la formation et de l’entraînement des militaires belges. Tout cela, sécuriser cette enveloppe de base pour le fonctionnement sera un vrai challenge. De là la sortie récente du Chef de la défense [CHOD, le général Marc Compernol], qui fixe l’objectif budgétaire à 1,28% du PIB consacré aux dépenses militaires d’ici la fin de la prochaine législature. Si nous n’y parvenons pas, nous n’aurons pas créé les conditions nécessaires pour faire fonctionner la capacité CaMo. C’est évidemment aussi le cas pour les avions et les navires.

Je rappelle par ailleurs que la qualité ne manque pas au sein de la Défense belge, seule la quantité fait défaut. Celle-ci dépend en partie du volet politique, que nous devons donc convaincre de la nécessité d’accompagner les évolutions en cours par une politique d’investissement pragmatique mais ambitieuse. Ce pouvoir de persuasion est aussi l’un des rôles du commandement, ce que nous avions oublié durant quelques années. Il faut davantage communiquer, davantage exprimer nos idées. Je pense personnellement qu’un changement positif est à l’oeuvre au sein de la Commission de la Défense nationale de la Chambre des représentants. Nous sentons très clairement qu’il y a un début de prise de conscience. Les députés comprennent désormais que si nous n’intervenons pas dès aujourd’hui, l’outil ‘Défense’ risque d’être perdu.

FOB: Vous pointez les volets entraînement et formation, CaMo recouvre en effet un spectre bien plus large que les seuls équipements ?

LCC: En ce sens, CaMo représente en effet une sorte de première mondiale. Il ne s’agit pas simplement d’acheter du matériel, mais bien de développer ensemble une nouvelle capacité. Celle-ci comporte forcément de nombreux aspects, que l’on peut résumer à la doctrine, l’organisation, l’entraînement, le leadership, le matériel, le personnel, et l’infrastructure. Toutes ces lignes de développement seront construites et développées en totale intégration avec notre partenaire français pour que nous puissions être ‘intimement interopérables’ selon la logique de « plug-and-fight ». Nous l’avons vu ces derniers jours avec l’exercice Celtic Uprise, il faut affronter un certain nombre de défis non seulement technologiques, ce qui est la part visible de la question, mais également doctrinaux. Par exemple, l’approche de la Belgique et de la France est différente concernant un peloton d’éclaireurs ou une équipe sniper. Il sera donc nécessaire d’aligner ces différentes doctrines pour que, lorsqu’une compagnie belge ou française renforcera son partenaire, il n’y ait plus d’acclimatation obligatoire ni de limitations dans leurs manières de travailler. L’action, le dialogue, les décisions doivent devenir ‘naturels’ avec les soldats français.

Revenons, tout d’abord, sur l’aspect doctrinal. Des documents sont élaborés depuis juillet 2018 par l’un de nos insérés à Paris, qui écrit directement la doctrine Scorpion en coordination avec ses homologues français. Ces premiers éléments nous parviennent petit à petit, et nous les implémentons dès que nous les recevons. D’ici un an ou deux, ces documents essentiels devraient intégrer le cursus de formation de nos officiers. Il leur appartiendra alors d’évoluer d’une façon de commander basée sur la hiérarchie vers une vision ‘en réseau’. La principale richesse de notre société reste aujourd’hui l’information, et la façon de faire la guerre doit aussi s’aligner sur ce modèle.

La logistique, ensuite, fait intégralement partie de la capacité CaMo. Les contacts sont établis avec Bourges et les écoles logistiques françaises. Le concept français de maintien en condition opérationnelle et de rapprochement avec les industriels est au centre des discussions pour que nous puissions nous aligner au mieux. Les décisions relatives à la question logistique interviendront au fur et à mesure de l’avancée du programme. Il est en tout cas certain qu’une partie du MCO sera réalisée en Belgique, car il est impensable d’envoyer nos véhicules dans le sud de la France pour pouvoir les réparer. Nous avons eu le cas avec nos Piranha et Dingo, qui nécessitaient de se rendre à Munich ou en Suisse pour certaines opérations de maintenance. Cela augmente les délais et nous empêche d’être constamment dans la boucle du soutien. Avec CaMo, nous créerons une compétence industrielle sur le territoire belge afin de réaliser un maximum d’opérations sur base du Centre de Compétence Matériel Roulant et Armement (CC R&A) de Rocourt.

Enfin, les formations seront en partie effectuées en France, notamment à Saumur pour le Jaguar. Pour les Griffon, nous auront suffisamment de matériel disponible pour nous permettre d’organiser une majeure partie de la formation sur le territoire. Cela pourrait même se traduire par l’ouverture de nos structures de formation Griffon aux régiments français proches de la frontière belge.

FOB: Concernant la première édition de l’exercice franco-belge Celtic Uprise, quels sont les enseignements attendus ou espérés ?

LCC: Ce n’est naturellement pas la première fois que nous réalisons des exercices ensembles. Celui-ci est néanmoins particulièrement ciblé sur la question de l’interopérabilité dans tous les domaines. Comment fonctionnons-nous et comment allons nous faire fonctionner notre matériel de manière conjointe sont finalement les deux grands objectifs de la manoeuvre. Les retours d’expérience permettront par la suite de corriger le tir en vue de la prochaine édition. Les leçons retenues seront également essentielles pour déterminer comment, par la suite, nous envisagerons d’intégrer les troupes d’un pays tiers dans un battlegroup franco-belge.

C’est le travail de toute une équipe, non seulement les insérés mais également les militaires présents au sein du quartier général à Evere et du Centre de compétence de la Composante Terre, chargé de la formation professionnelle des cadres. Ajoutez à cela le jumelage des unités de la Brigade Motorisée avec celles de la 7e brigade blindée et vous obtenez une réflexion continue qui va s’approfondir dans les années à venir.

FOB: Qui dit partenariat dit ‘win-win’. L’armée de Terre, de part sa taille, a beaucoup de choses à offrir, mais la Belgique a également des savoir-faire et de l’expérience à fournir. Quelle sera la compétence belgo-belge sur laquelle vous voulez appuyer en matière d’entraînement ?

LCC: ‘Celtic Uprise’ est un exercice conçu dans le cadre d’une opération de stabilisation OTAN, un type de déploiement dans lequel nous avons un peu plus d’expérience que les militaires français. Nous sommes également plus avancés dans l’utilisation de l’anglais, un point d’attention mis dès le début sur la table par le côté français. Notre objectif sera de créer un centre d’entraînement spécialisé à l’image du CENZUB et du CENTAC mais qui, lui, sera totalement mobile et dédié aux opérations de stabilisation. C’est un premier grand objectif. Nous venons pour cela d’acquérir un système de simulation capable d’entraîner un bataillon complet en intégrant une OPFOR [Opposing Force] de la taille d’une compagnie. Il faudra ensuite mettre sur pied l’unité capable de gérer ce matériel, de le mettre en oeuvre et d’évaluer les unités qui passeront par ce centre d’entraînement. Cette future unité pourrait notamment intégrer des ex-militaires très expérimentés.

Notre implication en matière d’entraînement pourra en outre impliquer d’intégrer des instructeurs belges dans les dispositifs français. Car il faut savoir qu’un des grands challenges du côté français sera de vivre pendant presque 10 ans avec deux systèmes totalement différents, l’actuel et Scorpion. Il ne s’agit pas simplement d’un interrupteur qu’on éteint puis rallume ailleurs, il faudra travailler durant des années simultanément avec des équipements différents. Ce sera également le cas en Belgique, durant cinq à sept ans. Le but sera donc de s’entraider en proposant un certain nombre de formations sur le sol belge, notamment pour les unités françaises dont le casernement est finalement plus proche des centres de formation belges que français.

Une équipe TACP belge se déploie, appuyée par un VBCI du 152e RI français lors de la démonstration de clôture de l'exercice Celtic Uprise 2019
Une équipe TACP belge se déploie, appuyée par un VBCI du 152e RI français lors de la démonstration de clôture de l’exercice Celtic Uprise 2019

FOB: Ce qui signifie que, dès à présent, la Composante Terre vise à proposer une surcapacité pour pouvoir former son personnel et compenser les éventuels besoins de l’armée de Terre ?

LCC: Malheureusement, la notion de surcapacité n’existe pas au sein des armées. Il s’agit plutôt de s’entraider en fonction des priorités de chacun et de mutualiser les différentes capacités présentes des deux côtés de la frontière.

FOB: Quelle-est aujourd’hui la feuille de route de CaMo ?

LCC: Nous y travaillons presque quotidiennement, notamment au travers de notre inséré au sein du CFT de Lille, qui est d’ailleurs le numéro deux du département chargé de l’implémentation du programme Scorpion. Il a la responsabilité de synchroniser les calendriers du côté belge et du côté français. La date majeure à retenir est avant tout 2025 et la livraison des premiers véhicules. Celtic Uprise est un second jalon, avec une prochaine édition en 2021. À partir de là, nous essayerons de proposer un exercice annuel. L’année prochaine verra par ailleurs l’arrivée d’une seconde vague d’insérés belges, dont un spécialiste CIS à la STAT, et deux autres à Bourges et à Draguignan pour, justement, pouvoir préparer le terrain en Belgique et que l’intégration des véhicules à partir de 2025 soit la plus naturelle possible.

FOB: In fine, le programme CaMo n’implique-t-il pas aussi de pouvoir soutenir le partenaire français en complétant son dispositif opérationnel si le besoin s’en fait sentir ? Et augmenter par la même occasion l’activité opérationnelle des militaires belges ?

LCC: C’est un élément très important de notre partenariat. L’engagement des troupes reste une décision souveraine de chaque pays. C’est autant la posture de la France que celle de la Belgique. Ce n’est pas aux militaires d’en décider, mais aux politiciens. Mais, bien entendu, le lien pratiquement naturel que nous mettons en place signifie qu’il sera pour nous facile de s’intégrer dans une opération français, et vice-versa.

Cette question est d’ailleurs primordiale pour l’Europe. Il ne s’agit pas seulement de renforcer l’interopérabilité avec la France, mais également avec les Pays-Bas, l’Allemagne, le Luxembourg. L’un des points de la coopération au sein du BENELUX, c’est justement de sauvegarder ces liens ténus entre partenaires belges et hollandais et, finalement, de construire un pont entre Scorpion, CaMo et d’autres projets équivalents. Les Pays-Bas, par exemple, sont particulièrement proches des Allemands. Notre objectif, au sein du BENELUX, est d’établir un pont solide entre ce partenariat franco-belge et le duo germano-hollandais. Et cela démarre bien, les Hollandais sont rapidement venus nous demander ce qu’est CaMo, et nous sommes allés chez eux en apprendre davantage concernant l’équivalent germano-hollandais, le projet Foxtrot. Ces deux noyaux se forment, se développent et doivent maintenant gagner en cohérence en se rapprochant.

Bien entendu, ce n’est qu’un début. Il y a deux semaines à Prague, les chefs des armées de terre européennes se sont réunis pour exprimer ce souhait d’améliorer l’interopérabilité entre les forces. C’est le souci principal aujourd’hui, en particulier au niveau technologique afin de créer des synergies et réduire les coûts de fonctionnement des armées. Ces efforts font directement écho à la Coopération structurée permanente et au Fonds européen de défense, lancés pour garantir cette interopérabilité au niveau européen. Je suis convaincu que cette défense européenne doit dès à présent se construire du bas vers le haut et trouver son origine dans des noyaux de pays désireux de travailler ensemble. L’Initiative européenne d’intervention, qui s’est agrandie la semaine dernière, en est le parfait exemple.

FOB: Vous évoquez en outre l’importance de communiquer davantage avec les unités de la Composante Terre concernées par CaMo. La Défense prévoit de lancer prochainement un plan global pluriannuel de communication interne et externe, quels en sont les objectifs ?

LCC: Notre but, c’est, tout d’abord en interne et de manière régulière, de montrer les progrès réalisés dans l’intégration des projets Scorpion et CaMo. Et donc, Celtic Uprise fait partie de cette stratégie, de même que d’autres évènements et sujets bien précis. Le programme européen BLOS basé sur le missile MMP, ou encore l’acquisition de la version MEPAC du Griffon et de systèmes d’artillerie sont d’autres éléments sur lesquels nous appuierons au fur et à mesure auprès de nos soldats. Je le dis souvent, en matière de communication, ‘You have to feed the beast’. Bien d’autres axes de communication seront exploités d’ici 2025, il y aura suffisamment d’opportunités.

FOB: Hormis la continuité en matière d’équipements, l’autre grand défi de cette législature sera celui recrutement, la trajectoire ambitieuse de CaMo ne pourrait-elle pas à son tour susciter des vocations parmi des profils en pénurie, tels que les mécaniciens ?

LCC: Attirer les jeunes est l’un de nos plus grands défis. Nos effectifs ont, globalement, continué à s’éroder mais les efforts consentis ces dernières années en matière de reconstruction du personnel commencent à montrer des résultats encourageants. Je vois dès à présent une évolution dans la tranche des 18-35 ans et, d’ici cinq ans, cette frange du personnel sera très robuste car plus expérimentée. Nous serons alors dans des conditions favorables pour, à terme, construire une Défense saine. Recruter est une chose, mais maintenir l’engagement sur la durée en est une autre, et c’est ici que les perspectives opérations et investissements d’avenir trouveront tout leur sens. Je pense, entre autres, à la diversification des opportunités d’entraînement, qui doit aussi contribuer à offrir une trajectoire encourageante aux engagés. Dès l’année prochaine, la Défense planifie un exercice en Jordanie, baptisé Desert Lion et destiné à entraîner la Brigade motorisée. La Vision stratégique est clairement orientée vers le sud de l’Europe, je voulais donc pouvoir entraîner les soldats impliqués dans CaMo aux opérations en conditions désertiques. Deux battlegroups belges se succèderont lors de deux rotations successives de fin avril à début juin.

Pour autant, la bataille est loin d’être gagnée et nous travaillons sur une communication à deux volets. Premièrement, les opérations. Il faut leur donner des raisons de s’engager. Je veux engager leurs capacités dans mes capacités. Dans le passé, nous avons vécu des cas d’artilleurs employés comme des fantassins légers pour effectuer des missions de garde. J’étais chef de corps à l’époque, et j’ai moi-même vu le départ de nombreux militaires déçus de ne pas effectuer le travail pour lequel ils avaient été formés. Bien entendu, il ne faut pas déclencher une guerre pour ‘créer’ des missions, mais nous avons des capacités différentes qu’il faut à tout prix engager dans leurs savoir-faire. C’est que nous faisons aujourd’hui avec nos troupes de reconnaissance au Mali, avec nos pelotons éclaireurs en Afghanistan et avec nos forces spéciales au Niger. Je pense qu’il y a aussi des opportunités pour nos géniaques, nos logisticiens, nos CIS. C’est par exemple le cas dans les pays baltes, où nous déployons 260 militaires travaillant chacun dans leur domaine. Cette perspective opérationnelle est primordiale pour attirer et conserver les jeunes talents.

Deuxièmement, nous avons une réelle perspective d’avenir. Ici, c’est CaMo qui intervient. Cet investissement dans les Jaguar, Griffon, MMP et autres mortiers, c’est un argument supplémentaire. Mais ce qui importe aussi, ce sont les compléments prévus dans la loi de programmation belge. Je pense tout particulièrement à l’artillerie et à une compétence génie qui doivent encore être cristallisées pour que ces spécialités aient également une vraie perspective d’avenir. Une fois ces compléments acquis, cela devrait donner des idées aux jeunes désireux de s’investir dans la Défense. 

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