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«Intimidation stratégique» ou «dissuasion conventionnelle» ?

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La bataille autour des appellations pourrait faire sourire si elle n’était que jeu de  mots. Mais le caractère superficiel du jeu cache mal la profondeur de l’enjeu. « Dire, c’est faire » affirmait le lexicologue John Austin pour rappeler que tout discours a une valeur performative. Le choix des mots n’est jamais anodin. Parler  d’intimidation» plutôt que de « dissuasion » pour qualifier une des capacités  d’action des forces terrestres – fut-elle stratégique, c’est évacuer purement et simplement la dimension conventionnelle d’une des cinq grandes fonctions stratégiques. C’est également, au passage, sous couvert d’une volonté de précision sémantique, faire un curieux et important contre-sens : « intimidation » s’entend couramment comme une action volontaire, ponctuelle, ciblée quand « dissuasion » définit plutôt un état permanent et une posture omnidirectionnelle. Cette dernière, à vocation défensive, est de niveau stratégique alors que la première, plus offensive, paraît plutôt relever de la boîte à outils du niveau tactico-opératif – ce qui explique sans doute l’ajout du qualificatif « stratégique » car si l’intimidation l’était de facto, il n’y aurait nul besoin de le préciser…. dont acte. Mais au-delà du choix plus ou moins pertinent des mots, le vrai problème réside dans ce que sous-entend ce bricolage lexical. « Dissuasion nucléaire » serait un pléonasme et « dissuasion conventionnelle » un oxymore : à suivre les zélateurs de ne nouveau « concept exploratoire », il n’y aurait donc plus de dissuasion… que nucléaire !

 

Or, à devenir exclusivement nucléaire, la dissuasion perdrait paradoxalement en efficacité ce qu’elle chercherait à gagner en extension ; à tout vouloir couvrir, elle ne couvrirait finalement plus rien. Car, les volets nucléaire et conventionnel ne sont pas seulement complémentaires ; ils sont totalement interdépendants au point de se renforcer mutuellement, chacun des deux ne prenant de valeur propre que par l’existence de sa dimension alternative. Le nucléaire militaire est ainsi d’autant plus crédible que son usage reste limité à des scénarii d’emploi très restreints ; cette concentration des hypothèses d’emploi nécessite dés lors de disposer de moyens conventionnels adaptés et capables de couvrir le reste du spectre. Qui peut raisonnablement imaginer que l’atome puisse dissuader un ennemi d’agir contre nos axes d’approvisionnement énergétiques ou de lancer des attaques terroristes sur le sanctuaire national ? Symétriquement, l’existence d’une arme que sa puissance apocalyptique autorise paradoxalement à être qualifiée de « non emploi » offre aux forces une référence absolue à l’aune de laquelle apprécier l’échelonnement possible des moyens de dissuasion conventionnelle. Cette complémentarité dynamique indispensable est donc gage de crédibilité.

 

On l’aura bien compris, la crédibilité est la clef de voute de l’architecture dissuasive. « Empêcher un adversaire d’accomplir une action hostile par peur des représailles » revient à agir sur sa rationalité pour le persuader qu’il a plus à perdre qu’à gagner à se lancer dans une entreprise belliqueuse (facteur psychologique). Or si la crédibilité est fonction de l’adéquation – au sens de proportionnalité – entre menace estimée et riposte affichée, elle est également fonction des qualités intrinsèquement reconnues aux outils (facteur technique). La modernisation des vecteurs, celle des têtes, tout comme la capacité à modéliser les essais, n’a d’autre but que de convaincre le plus grand nombre de l’efficacité de l’armement en cas de frappe. De façon symétrique, la dissuasion conventionnelle n’est crédible qu’à la condition d’aligner en quantité comme en qualité un arsenal de combat capable de prévenir par son existence même une grande variété de menaces. Les équipements des forces conventionnelles doivent donc continuer de bénéficier d’un effort financier à la hauteur des ambitions du pays en matière de dissuasion ; cet effort se justifie d’ailleurs d’autant mieux que les matériels terrestres, dont nombre disposent de capacités « duales » civiles comme militaires, participent également pleinement des autres fonctions stratégiques, la projection ou la protection s’il fallait n’en citer que deux.

 

Dans l’esprit comme dans la lettre, la dissuasion doit demeurer une, globale et indissociable. Au très sérieux « jeu de la dissuasion » décrit par Raymond Aron (facteur politique), le nucléaire n’a pas d’avenir sans forces conventionnelles crédibles.

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17 Commentaires

  1. Dom 4 juin, 2012

    Excellent, percutant et incisif.  

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  2. Citoyen 4 juin, 2012

    Un article à faire lire à nos budgétaires de toute urgence !

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  3. valery 4 juin, 2012

    Une mutualisation des moyens de dissuasion serait-elle possible (au niveau européen par exemple) pour couvrir l’ensemble du spectre et rendre possible une réponse graduée ??

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  4. Mousquetaire 4 juin, 2012

    Un article bien senti et documenté qui illustre qu’en termes de stratégie rien n’est figé. Les forces armées (terre, air et mer) dissuadent chacune a leur façon et avec leurs moyens en propre (nucléaires ou conventionnels) les ennemis qui tenteraient de s’attaquer à nos intérêts. L’artillerie a par exemple des moyens d’intimidation, de semonce ou de riposte qu’il lui faut développer et moderniser pour participer à l’effort collectif de dissuasion.

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  5. Xa 5 juin, 2012

    « le nucléaire n’a pas d’avenir sans forces conventionnelles CRÉDIBLES » autre limite à fixer, celle de la crédibilité pour faire quoi ? 

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  6. Xa 5 juin, 2012

    « Le nucléaire n’a pas d’avenir sans forces conventionnelles » oui, autre limite à fixer, celle du volume des forces conventionnelles et de leur seuil de crédibilité et pour faire quoi ? Toujours moins et moins… et au final on démonte la dissuasion qui est globale. A intégrer par les politiques. Enfin, la France a besoin de ministres ayant des aptitudes à la conduite  et à la décision, c’est rarement le cas. Autre débat …
    X@

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    1. Citoyen 6 juin, 2012

      que peut-on proposer ? de prendre un peu sur le budget nucléaire qui n’a jamais été rogné pour que les forces conventionnelles continuent d’exister ?

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  7. AH 5 juin, 2012

    Bravo Arès pour ce brillant article ! La démonstration est éloquente et sans détour. Vous rappelez à nos décideurs qu’avant de vouloir explorer de nouveaux concepts, il fait prendre du recul sur les actuels. À plonger en permanence en avant dans le toujours plus sans prendre la mesure de la complexité de ce qui existe déjà, on finit par perdre les acquis de la connaissance et proposer « moins »… La cadence politique oblige à réagir en boucle courte, voire très courte. Attention à ne pas s’en fermer dans un cercle vicieux improductif qui, s’il semble être en mouvement, est statique. Car ce qui n’évolue pas meurt ! Briser la logique du temps urgent, ce n’est pas forcément se détacher des préoccupations de l’actualité pour réfléchir sur le long terme. C’est surtout avoir une vision globale, dans le sens du Macroscope de de Rosnay : à la fois détaillée et precise, mais avec du recul…
    C’est ce que nous propose Arès ici.

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  8. citoyen 7 juin, 2012

    A la lecture de cet autre article : http://www.atlantico.fr/decryptage/malgre-crise-diminuer-depenses-defense-michel-goya-381600.html
    je m’interroge sur le fonctionnement de nos institutions : la loi de finances n’est pas encore en débat au Parlement, lui-même pas encore élu et néanmoins sont avancés des arbitrages par un parti politique qui n’a représenté que 2,31 % des voix exprimées. Au nom de quoi ?  

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  9. nicolas 8 juin, 2012

    Article remarquable.
    On est ici au cœur de la réflexion sur la stratégie de défense de la France. Espérons que les travaux sur le nouveau Livre Blanc, qui devraient bientôt débuter, sauront dépasser les approches strictement budgétaires « bottom up » (que puis-je faire avec le – peu – d’argent qu’il me reste?), pour aller au fond des choses. Avant de parler d’économies sur le budget de la défense, de coupes dans les format (encore), nous avons besoin d’une vraie réflexion sur la politique de défense. Le dimensionnement devrait venir ensuite. Pas sûr néanmoins que le contexte économique ne permette des débats sereins…

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  10. GT 8 juin, 2012

    Un article limpide, à faire lire, non seulement à nos budgétaires, mais également à nos concitoyens… Où il est rappelé que la simplification à outrance des problématiques risque de nous faire passer très loin 

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  11. GT 8 juin, 2012

    Article limpide… A faire lire à nos budgétaires, mais également à nos concitoyens… Où il est rappelé qu’à être vouloir simplifier à l’extrême concepts et problématiques on risque fort de passer très loin de la réalité, peut-être pour le pire… La séduction d’une telle solution pour assurer notre dissuasion à « moindre » coût ne tient pas devant la théorie de la nécessaire graduation et proportionnalité de cette dissuasion à la menace identifiée… théorie qui semblait pourtant avoir fait ses preuves… Mais là encore, les mesures d’économies adoptées pour assainir les finances de l’Etat (nécessaires, là n’est pas la question) ne sont pas forcément confrontées aux fins recherchées avant d’être validées… 

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  12. Jonathan 9 juin, 2012

    La question mérite d’être posée. A l’heure où les économies s’imposent à tous, pourquoi ne pas aller regarder ce qui se trame dans la boîte budgétaire consacrée au nucléaire. Certes, il faut sans doute appartenir aux « spécialistes » du domaine pour juger de la pertinence de telle ou telle réduction, mais pourquoi ne même pas poser la question? Je rejoins Citoyen: plus de transparence! Allons chercher les sous là où ils sont! Combien d’unités de combat préservées pour l’acceptation d’une baisse technologique sans conséquence sur l’issue des frappes?

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  13. anonyme 12 juin, 2012

    Excellente analyse;
    A quand la prochaine ?

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  14. Unicomm 19 juin, 2012

    D’ici peu une nouvelle analyse d’Arès.

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    1. Unicomm 25 juin, 2012

      La nouvelle réflexion d’Arès :
      http://forcesoperations-blog.com/2012/06/25/lalibye/

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  15. Unicomm 20 juin, 2012

    Le sujet est à la mode : http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2012/06/20/01016-20120620ARTFIG00697-combien-coute-la-dissuasion-nucleaire-francaise.php

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