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Un numéro très intéressant de « Focus stratégique » édité par l’Institut français de Relations internationales (Ifri) est paru ce mois de février, avec une remarquable étude signée Elie Tenenbaum et dédiée au rôle stratégique des forces terrestres. Quoique premier et principal domaine de l’histoire de la guerre, la puissance terrestre a été dissociée de la notion de « forces stratégiques », ces dernières renvoyant généralement à des moyens longue portée et/ou à de fortes puissances de destruction, au premier rang desquels les armes nucléaires. A tort.
 

Les forces terrestres conservent un rôle stratégique primordial  (Crédit photo : 2e REP, ministère des Armées)

Les forces terrestres conservent un rôle stratégique primordial (photo : 2e REP, ministère des Armées)


 
Chercheur au Centre d’Etudes de Sécurité de l’Ifri, Elie Tenenbaum se livre à une brillante démonstration sur le rôle irremplaçable que doivent à nouveau jouer les forces terrestres qu’il considère comme formées par l’ensemble des troupes opérant au sol, pas seulement l’armée de Terre qui est un concept plus institutionnel et limitatif. Les forces terrestres ainsi considérées comprennent l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie, le génie, les fusiliers marins, les (para)commandos et la défense sol-air mais pas l’aviation légère de l’armée de Terre car, bien que lui étant subordonnée, cette composante met en œuvre des aéronefs.
 
Le temps est venu de réévaluer la contribution des forces terrestres aux grandes fonctions stratégiques que sont l’intervention, la dissuasion, la prévention, la protection et l’anticipation. Dans chacune de ces missions – qui varient selon l’adversaire et le type de menace (symétrique ou non) –, les forces terrestres se révèlent être des instruments essentiels, sans alternatives évidentes. Alors qu’il semble clair que l’environnement opérationnel futur sera plus contesté et exigeant, les forces terrestres vont devoir continuer à démontrer leur pertinence pour faire face à des défis tels que le déni d’accès et l’interdiction de zone, l’hybridation des adversaires, ou encore l’ambiguïté stratégique. Dans une telle perspective, elles seront amenées à jouer un rôle central comme forces intégratrices et pourvoyeuses d’effets multi-domaines, contribuant à l’amélioration globale de la résilience et de la capacité de manœuvre.
 
Le terme « stratégique » est devenu réservé aux capacités supérieures à un certain seuil de destruction et un certain rayon d’action, dont la décision d’emploi est réservée au pouvoir politique. Il s’agit des armes nucléaires et autres moyens – présents ou à venir – d’agir dans la profondeur. Les forces terrestres n’en font donc plus partie, malgré leur aptitude démontrée à réaliser des objectifs d’ordre politique.
 
Le rôle des forces terrestres, rappelle Elie Tenenbaum, a été remis en cause à l’issue de la première guerre du Golfe, en 1990-91, où la victoire a été largement due à l’écrasante puissance des forces aériennes alliées contre l’armée irakienne. Cependant, il reste indéniable que l’action au sol pour le contrôle d’un territoire reste tributaire des forces terrestres. Les actions navales, aériennes et cyberélectroniques ne sont « que » des moyens d’atteindre un résultat ayant un impact sur le terrain. Ceci dit, l’emploi sans cesse accru de drones – de reconnaissance ou armés – complique dangereusement le fonctionnement des forces terrestres sur le terrain.
 
Sur terre, par son courage, son sens tactique et une meilleure utilisation du terrain, le combattant peut compenser une certaine infériorité matérielle. Ce n’est pas le cas sur mer, ni dans les airs, ni dans le cyberespace.
 
Les forces terrestres restent un instrument incomparable de la puissance militaire car elle est la seule à offrir, selon les termes de la doctrine américaine sur le « Landpower », la capacité – par la menace, la force ou l’occupation – à établir, maintenir et exploiter le contrôle sur un territoire, des ressources et des populations. Le contrôle constitue l’objectif primordial des forces terrestres : si des forces aériennes, navales ou électroniques peuvent empêcher un adversaire d’exercer le contrôle effectif d’un territoire, seule une force terrestre peut y substituer le sien. Le rôle stratégique des forces terrestres reste donc primordial, sans sous-estimer ceux des forces aériennes, navales et cybernétiques. Sur une planète composée à 70% d’eau et entourée d’un espace illimité, leur rôle est devenu crucial. De toutes les fonctions stratégiques qui incombent aux forces terrestres, affirme Elie Tenenbaum, la protection est sans doute la plus fondamentale : il s’agit de défendre le sol de la patrie ! C’est surtout le cas depuis les vagues d’attentats terroristes surgies à partir des années 2000.
 
La généralisation progressive des technologies de l’information (les « IT ») à tous les échelons de la décision et dans tous les systèmes nécessaires au combat comme au commandement a conduit l’émergence du cyberespace comme un domaine à part entière, bien que dénué de milieu physique à proprement parler, exprime pertinemment Elie Tenenbaum. D’où une numérisation croissante des armées ; la mise en œuvre par l’armée française, en 2016, du premier volet du programme Scorpion en témoigne. La Loi de Programmation Militaire 2019-2025 et la Revue Stratégique de Cyberdéfense parue ce mois-ci témoignent également de l’importance prise par le cyberespace en matière militaire.
 
La crainte de dommages collatéraux a conduit à un durcissement des règles d’engagement (les rules of engagement) dans les forces aériennes occidentales (et quelques autres mais pas toutes, loin s’en faut, comme le démontrent notamment les actuels bombardements en Syrie) et dans les unités utilisant des drones armés.
 
Les forces terrestres sont par ailleurs confrontées de manière plus efficace et plus complexes au déni d’accès à des territoires et à l’interdiction de zone, par des moyens tant militaires que politiques. Déploiement, renforts et ravitaillement s’en trouvent davantage menacés, voire parfois bloqués. Cela peut compromettre des appuis aériens et navals. Nous y revenons plus loin.
 
Pour bien comprendre ce dont il est question comme enjeu dans le présent exposé, une définition s’impose : la fonction stratégique est l’ensemble de capacités, d’aptitudes et de compétences dont doivent disposer les armées pour remplir leur contrat vis-à-vis de la nation. A quoi se sont formellement ajoutées, en 2008, la connaissance et l’anticipation (voir le Livre blanc sur la Défense nationale), ce qui se traduit dans le C4SIR : C4 (Computerized Command, Control, Communications en 2007, anciennement Command, Control, Communications, Computers), I (Intelligence, renseignement militaire) et S (Surveillance), R (Reconnaissance).
 
Sur les théâtres extérieurs, les forces terrestres contribuent pleinement à la fonction « connaissance et anticipation ». Rappelons qu’en 2017, sur les 4.000 militaires français déployés au titre de de présence, plus de 60% provenaient des forces terrestres. L’importance des forces prépositionnées ou pré-déployées en Afrique sub-saharienne et aux Emirats Arabes Unis n’échappera à personne…
 
De manière générale, sur les théâtres extérieurs, les forces terrestres contribuent pleinement à la fonction « connaissance et anticipation ». Leur présence au sol et leur implication dans les populations locales font qu’elles sont les mieux à même de déployer un réseau de renseignement d’origine humaine (le ROHUM, ou HUMINT – Human Intelligence, en anglais). Il a été justement dit que chaque soldat est un capteur ! Ce n’est plus seulement le rôle d’unités comme le 13e Régiment de Dragons parachutistes qui fournit du renseignement stratégique. Mais un grand écart s’impose de plus en plus en matière de renseignement, entre la nécessité d’insertion dans les populations et le besoin de protection du personnel contre les kamikazes, les IED, etc.
L’intervention contribue à la crédibilité de la dissuasion en démontrant la détermination et la capacité opérationnelle à mettre les menaces à exécution ; la dissuasion joue sa part dans la prévention des conflits et de la protection du territoire national. La fonction « connaissance et anticipation » bénéficie aux autres fonctions.
 
Les capacités terrestres requises par la défense sont dominées par deux principes : primo, la puissance d’agression matérielle et cybernétique, et la survivabilité. L’image utilisée par Elie Tenenbaum est bonne : ce sont les deux faces d’une même pièce.
 
La Revue stratégique de défense et de sécurité nationale rédigée en 2017 sous l’égide du ministère des Armées a identifié des évolutions qui constituent de grands défis pour les forces armées. Deux tendances principales se détachent : d’une part, la montée en gamme des adversaires actuels et potentiels ; d’autre part, la complexité croissante du champ de bataille à cause de la multiplication du nombre d’acteurs et de leurs capacités, surtout en cas de guerre hybride. Les forces terrestres restent en première ligne pour les affronter.
 
Leur survivabilité impose le déploiement de matériels conçus à cet égard, dont des véhicules de combat et logistiques au blindage adapté, mais aussi la mobilité, l’alerte précoce, la dissimulation, le leurrage (deception, en anglais), etc.
 
Un aspect essentiel se dégage depuis quelques années : l’aptitude à opérer en environnement urbain : d’ici 2050, 70% des habitants de la planète vivront en ville. Le génie de combat verra son rôle s’accroître considérablement pour frayer des passages aux véhicules et troupes de combat.
 
Etablir et/ou maintenir en permanence une présence militaire prépositionnée à proximité de certaines zones d’intervention pressenties permet de contourner ou surmonter le déni d’accès.
La menace qui pèse sur les bases aériennes et les infrastructures portuaires est devenue plus complexe. Leur sécurisation par des forces terrestres – en ce compris des unités de type fusiliers marins – exige des dispositifs et des moyens en évolution régulière.
 
La neutralisation de systèmes de défense aérienne, d’artillerie sol-sol ou sol-air et radar relève inévitablement des forces terrestres, en tout ou partie selon les cas. Cette mission impose de plus en plus le déploiement de MLRS et/ou de lance-roquettes unitaires (LRU) d’une portée au moins égale à 70 km, ainsi que l’infiltration de forces spéciales.
 
Les forces terrestres doivent garder une aptitude à opérer sous l’appui interarmées et sans l’aide des équipements électroniques, vu les risques de brouillage de plus en plus efficace.
 
Les forces terrestres doivent pouvoir manœuvrer comme des « bulles de survivabilité » sur et sous des espaces communs contestés, réalisant des frappes autonomes dans la profondeur du champ de bataille.
 
Le concept de « bataille multi-domaine » adopté en décembre 2017 par l’US Army et l’US Marine Corps consiste en un partenariat interarmées où chaque force appuie les autres, à l’instar de la collaboration interarmes dans les forces terrestres.
 
Dans la phase de conflit armé, les forces terrestres ne doivent pas seulement vaincre les forces terrestres de l’ennemi mais aussi s’attaquer à ses capacités C4SIR, de frappe dans la profondeur, à son système de de défense aérienne, à ses structures aériennes et portuaires, ainsi qu’à ses lignes de communications maritimes. Cela impose l’emploi de forces spéciales, de la guerre électronique, des tirs indirects à moyenne et longue portées, ainsi que des manœuvres interarmes dans la profondeur.
 
Suit alors un rôle important des forces terrestres : la stabilisation.
Toutes ces missions exigent que la quantité ne soit plus sacrifiée à la qualité, ainsi que de ne jamais perde le facteur humain de vue. Engager la force terrestre, c’est être prêt à payer le prix du sang !

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